Auteur prolifique, militant déterminé, humaniste à une culture immense, Mohand Ouyahia (de son vrai nom Abdellah Mohia ) est méconnu du public algérien. Même son auditoire naturel, le public kabyle dans son écrasante majorité, ne le connaît pas.
Sa perception des choses de la vie a fait qu’il évitait les journalistes. Avant sa disparition, le 7 décembre dernier, dans un hôpital parisien, il n’avait accordé qu’un seul entretien à la revue clandestine Tafsut (le printemps) et ce, au milieu des années 1980. Après son décès, les titres de la presse nationale n’ont pu publier qu’une seule photo de lui, et de profil. Rares sont les jeunes générations de journalistes qui l’ont connu. Aussi, écrire sur Mohand Ouyahia n’apparaît pas comme une simple besogne. L’essentiel des sources écrites est conséquemment limité au site Internet de l’association Tamazgha établie en France qui a reprodui, avant même la mort de Mohand Ouyahia in extenso, l’interview parue dans Tafsut en 1985. Pour n’avoir pas connu une consécration populaire, c’étaient plutôt des étudiants, des cadres, des universitaires, des hommes de culture, des militants associatifs et politiques qui, dans leur majorité, ont tenu à rendre hommage à cet enfant du village d’Aït Arbah (Iboudrarene, Tizi Ouzou), lors de l’exposition de la dépouille à la maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, lundi dernier. Mohand Ouyahia avait 54 ans. Ceux qui l’ont connu le plus étaient, entre autres, les jeunes qui avaient 20 ans dans les années 1980, qui s’échangeaient ses cassettes audio, utilisées comme support médiatique pour la diffusion de ses monologues. Les auditeurs adoraient son extraordinaire talent de conteur et appréciaient intensément l’originalité de ce créateur hors pair ; des textes incisifs et simples mettant en scène des situations loufoques, transformant en absurdité l’autoritarisme, l’ostracisme et le nihilisme, catalogués dans le registre des bêtises humaines. Ses produits étaient de merveilleux moments de bonheur pour un public sevré de liberté d’expression, écrasé par l’oppression d’un régime militariste. Il tournait en dérision et ridiculisait l’ordre établi, désacralisant le fait politique.
La dérision, l’ultime arme contre l’oppression
Bien que discret et modeste de son vivant, Mohand Ouyahia n’est pas mort dans l’anonymat. Bien au contraire, de plus en plus, des personnes découvrent sa grandeur. Ceux qui l’ont connu témoignent. L’un des plus grands poètes algériens, Lounis Aït Menguellet, déclare : « Je l’ai connu en 1974 en France. Il était militant dans l’Académie berbère. Sa disparition aujourd’hui est une immense perte pour la culture algérienne, notamment kabyle. En fait, beaucoup ne connaissent pas ses créations et ses talents et de ce fait ignorent ce qu’il aurait pu donner à notre culture, car il était encore jeune. » A 30 ans, il était déjà un immense créateur. Certains de ses poèmes ont été repris par Idir et Ferhat Imazighen Imoula, notamment Tahia Briziden et Ah ya din kessam. Mais, Mohand Ouyahia était surtout connu pour ses adaptations de pièces de théâtre, tirées des œuvres des monuments universels de la littérature, tels l’Allemand Bertolt Brecht, le Français Molière, l’Anglais Samuel Becket, le Chinois Lou Sin, etc. Bien que diplômé en mathématiques, Mohand Ouyahia s’est découvert une âme littéraire, une sensibilité artistique. Dans la revue Tafsut il raconte son parcours : « J’ai connu deux périodes assez distinctes : la première s’étendait de 1974 jusqu’à 1980, et la seconde de 1982 jusqu’à aujourd’hui (1985, ndlr). Une vision simpliste semble dominer la première période. Selon cette vision, ce serait dans les agressions en provenance de l’extérieur que se situerait l’origine de tous nos maux ; les totalitarismes d’aujourd’hui ne faisant ainsi que remplacer le colonialisme d’hier. D’où, il découle que je me faisais peut-être une trop haute idée des petites gens de chez nous, en qui je voyais les victimes innocentes de l’appétit des grands de ce monde (…). Je me rendais bien compte qu’au moment où leurs propres intérêts sont touchés, ceux-ci se comportent bel et bien comme ceux-là ». Dans ce sens, Mohand Ouyahia développe une perception similaire à celle des plus grands auteurs africains, tels que Kateb Yacine, le Kényan James Ngugi ou le Nigérian Wole Soyinka, dans les œuvres desquels on retrouve trois repères : lutte pour la libération, dénonciation des régimes post-indépendance et critique de sa propre société. Dans la deuxième partie de sa carrière, Mohand Ouyahia explique : « C’est nous-mêmes surtout qui sommes responsables de nos déboires. Et, j’essaies partant de là, de lever le voile sur nos faiblesses, tout au moins les plus criantes, car si nous ne les localisons pas, comment pourrions-nous un jour les surmonter. »
La reconnaissance d’Aït Menguellet
Selon Lounis Aït Menguellet, Mohand Ouyahia disait sans calcul tout ce qu’il pensait et ne faisait pas de concessions. Il avait une aversion pour les gens qui instrumentalisent la question amazighe. Lui, il travaillait beaucoup, essayait d’apporter des choses tout en restant dans l’ombre. Ainsi, ceux qu’il appelait « les brobros » (berbéristes de façade) disaient qu’il était un solitaire, un marginal. Certains avouent ne pas saisir ses pensées et ses visions, lorsqu’il dit : « Nous sortons à peine du moyen Age, par conséquent, notre culture traditionnelle est, à bien des égards, encore une culture moyenâgeuse, donc inopérante dans le monde d’aujourd’hui. Et, d’aucuns veulent encore nous ramener au temps de Massinissa. » Ainsi, explique-t-il les raisons des adaptations des auteurs contemporains, en relevant : « La chose au demeurant ne peut que nous aider à faire l’économie de certaines erreurs, quand il se trouve que celles-ci ont déjà été commises par ces autres hommes. Cela revient assurément aussi à compléter, sinon à remplacer nos vieilles références culturelles par d’autres références moins désuètes ». A ce propos, le poète Ben Mohamed, dans un témoignage publié lundi par le quotidien Liberté, écrit : « (…) C’est ce Mohia qui refusait de réduire la berbérité à la seule exhibition du signe Z de amazigh ou du seul salut par azul. Pour lui, la berbérité est un art de vivre selon un certain nombre de valeurs. Comme il faisait une lucide distinction entre valeurs et traditions, entre militantisme et manipulation, il réagissait de manière parfois violente contre toute forme de suivisme irrefléchi. Ce qui déroutait beaucoup de nos militants berbéristes exaltés. En fait, toute la vie et l’œuvre de Mohia ont consisté à démystifier et démythifier. » Evoquant les adaptations magistralement réussies de Mohand Ouyahia, Ben Mohamed écrit encore : « Le génie de Mohia est de nous amener à oublier que ses œuvres sont des adaptations. Sous sa plume, elles passent allègrement pour des œuvres kabyles authentiques. Parfois, on se laisse aller jusqu’à croire que leurs auteurs nous ont spoliés de nos œuvres. » Sur le plan linguistique, Mohand Ouyahia partage le même point de vue que Kateb Yacine.
Un défendeur acharné de la tradition
Un défenseur acharné et un chantre du développement d’une tradition littéraire en langues populaires ; tamazight et l’arabe algérien. La marginalisation de la culture populaire l’avait interpellée mais, pour lui, il fallait renouveler les expériences et procéder par étape. Les textes de Mohand Ouyahia étaient écrits en kabyle ; c’était pour lui un acte militant et une nécessité sociologique : « Dans l’Algérie d’aujourd’hui, on constate premièrement qu’en dépit de toutes les vicissitudes de l’histoire, la sensibilité de la langue maternelle est peut-être plus vive qu’elle ne l’a jamais été. Deuxièmement, pour la majorité des Algériens, la langue maternelle est toujours, quoi qu’on dise, la langue la mieux maîtrisée. » Cette hauteur de vue sur le fait sociolinguistique de l’Algérie illustre, si besoin est , la perspicacité de son auteur, les projections dans l’avenir, mais aussi l’inébranlable attachement à la culture populaire, dont les langues vernaculaires sont le socle. « Si on veut être compris de la majorité, on ne peut que s’exprimer dans nos langues vernaculaires, c’est-à-dire le berbère et l’arabe populaire. » Pour lui, une vie culturelle féconde et digne « dépend en premier lieu des efforts que fournit chacun d’entre nous pour se réapproprier sa langue maternelle ». Mais il relèvera, avec une certaine amertume, grisé par ses innombrables expériences que « l’avenir ne dépend pas de ce que fait un individu en particulier mais bien de la conjugaison des efforts de tous. Or, il faut bien dire que ces efforts, aujourd’hui, sont pour le moins trop inégaux. Ce qui fait que nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge ». Ces propos qui étaient tenus en 1985 sont toujours d’actualité. Ceux parmi ses amis qui le rencontraient ces dernières années rapportent qu’il était profondément déçu par des ingratitudes exprimées par ceux-là même, avec qui il partageait l’histoire et l’avenir, croyait-il. Ceux qui l’ont bien connu partagent le même avis sur lui ; quand certains se sont enrichis de tamazight en privilégiant l’accessoire, lui l’a enrichie en allant à l’essentiel. Mohand Ouyahia était rongé par des déceptions incalculables et emporté par une maladie incurable. Dernièrement, il travaillait sur une œuvre de Platon. Une voie vers le savoir, utile pour les jeunes , disait-il. Mohand Ouyahia est mort la même année où une partie de son œuvre est entrée dans un manuel scolaire de son pays. Les élèves liront ses contes. Amachahu commence. Mohand Ouyahia est dans le ciel, dans la postérité.
Parcours
C’est au début des années 1970 que Mohia étudiant découvre Mouloud Mammeri et ses recherches sur la langue berbère. Une fois à Paris pour poursuivre ses études de mathématiques, il rejoint l’Académie berbère fondée par feu Bessaoud Mohand Arab, où il se lance réellement dans le combat identitaire. A la même époque, il entame vraiment sa carrière de dramaturge, par des traductions de pièces de théatre. La génération de militants berbères de l’époque découvre alors le talent de Mohia. Il ne se limite pas au théatre et traduit des poèmes de Boris Vian, de Nazim Hikmet et autres. Il écrit aussi des chansons devenues de véritables hymnes à la démocratie et aux libertés. Mais en dehors des chansons chantées par Ferhat, Ideflawen, Malika Domrane et quelques pièces de théatre jouées par des troupes généralement amateurs, ses œuvres restent inconnues du grand public. Quelques-unes ayant fait l’objet d’enregistrement audio ou vidéo étaient distribuées sous le manteau en Kabylie par des émigrés qui les ont ramenés de France. Toute sa vie, Mohia est resté modeste, simple, mais son génie était immense. De toutes les pièces écrites ou traduites, une quarantaine, on peut citer : Si Pertuff, traduction de la pièce « Tartuffe » de Molière, Muhend Ucaban adaptation de « Le ressuscité » de Lu Sin ou alors Am win Yettrajun Rebbi tarduction de la pièce de Bekett « En attendant Godot ». Durant plus de trente ans, Mohia n’a eu besoin ni de télé ni de radio pour se faire connaître. Son génie était suffisant. Il serait peut-être utile aujourd’hui que son œuvre ne reste pas méconnu et que ceux qui en ont la capacité ou les moyens mettent à la disposition du public les chefs-d’œuvre de Mohia.
Saïd Gada