Boussad Berrichi est docteur en Lettres de l’université de Paris. Etabli au Canada, il est professeur-chercheur dans le domaine berbère et la littérature comparée. Il est aussi l’auteur de Mouloud Mammeri, Amusnaw et l’éditeur scientifique des deux tomes de Mouloud Mammeri, écrits et paroles. Il prépare deux essais, le premier en langue tamazight sur l’œuvre de Mouloud Mammeri, le deuxième en français sur les cosmogonies amazighe kabyle et chinoise en littérature. Dans cet entretien, il nous livre sa position par rapport à la transcription du berbère, très influencée par les travaux de Mouloud Mammeri.

-Vous avez beaucoup travaillé dans vos recherches sur la question de la transcription du berbère et les travaux de Mouloud Mammeri. Quels étaient les arguments de ce précurseur pour défendre le choix de l’alphabet latin ?

Les arguments de Mouloud Mammeri sont scientifiques. DaLmulud a très bien détaillé ses arguments sur le plan technique dans sa réédition en 1988 de Tajerrumt n Tmazight aux éditions Awal-MSH. Il faut rappeler que Mouloud Mammeri a consacré toute sa vie au développement de tamazight, il est l’un des grands spécialistes, pour ne pas dire le plus grand de tamazight. La force de la «scientificité» des travaux de Da Lmulud réside en partie dans sa maîtrise de toutes les variantes de tamazight (kabyle, chaoui, chenoui, mozabite, chleuh, touareg ou tamahaght (tamachaqt), tamazirt au maroc, rifain, siwi, soussi, sennousi, etc.), mais aussi les langues méditerranéennes, tels que le latin et le grec, sans parler de ses connaissances des langues asiatiques comme le russe et le chinois sur le plan linguistique.

Donc, c’est un linguiste grammairien émérite de tamazight, qui a développé la transcription de tamazight en caractères latins. Ecrire tamazight en caractères latins, selon Mammeri, c’est permettre à la langue tamazight de rattraper le temps perdu et déconstruire les blocages historico-politiques qui ont entravé son développement. La transcription en caractères latins a plus d’un siècle d’existence, dont le précurseur de certaines bases est le grand amazighisant Si Amar Ben Saïd Boulifa. Aujourd’hui, l’alphabet latin est le plus utilisé dans le monde. C’est un alphabet universel. Même les langues les plus parlées dans le monde, sans citer l’anglais ou le français, utilisent l’alphabet latin adapté, tel que le chinois, le russe, le hindi pour tout ce qui est scientifique.

Le cas du chinois est très intéressant, car c’est la langue la plus parlée dans le monde, et pourtant de plus en plus de Chinois transcrivent leur langue, mandarin ou cantonnais, en alphabet latin. Cet alphabet est enseigné dans les écoles et universités chinoises. Enfin, l’utilisation des caractères latins adaptés en tamazight par Mouloud Mammeri repose sur des données et perspectives scientifiques et universelles dont il est plus judicieux pour les amazighophones d’adopter cette écriture universelle pour rattraper le retard accumulé à cause des ennemis de tamazight.

-Et que pensait-il du tifinagh alors ?

Pour l’alphabet tifinagh, selon Mouloud Mammeri, il faut avoir encore plus de moyens pour utiliser cet alphabet à l’avenir dans tous les domaines, mais avec l’alphabet latin comme cela se fait en Chine ou ailleurs. Il faut que les gens sortent de cette idéologie binaire, à savoir choisir entre le latin et le tifinagh. Aujourd’hui, il est question de la survie de tamazight dans tous les domaines. Il n’y a rien de contradictoire dans l’utilisation de deux alphabets, à savoir le tifinagh et le latin en même temps, le premier dans le sens symbolique, et le deuxième du point de vue pratique et scientifique. Je précise tout de même que, selon les travaux de M. Mammeri, le tifinagh a besoin de beaucoup de moyens et de temps pour se développer afin que les générations l’adoptent et le maîtrisent. Or, nous n’avons ni le temps ni les moyens.

Donc, le choix de l’alphabet latin est impératif sur tous les plans. Savez-vous que beaucoup de langues utilisent à la fois leur alphabet et les caractères latins, et certaines langues incomprises à cause de leur alphabet compliqué utilisent l’alphabet latin, c’est le cas de l’arabe. Alors, les Amazighs qui veulent avancer et aller vers la modernité doivent écouter les spécialistes de tamazight et adopter leurs recommandations et ne pas écouter les charlatans qui ne savent même pas dire ou écrire une seule phrase correctement en tamazight. Tamazight appartient à ceux qui la parlent, qui l’écrivent et la développent… et qui la rendent encore plus universelle… dont son officialisation comme langue nationale et officielle dans tous les pays africains du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Azawad, Niger, Iles Canaries…) est incontournable.

-Ne pensez-vous pas que trancher pour le tifinagh, comme au Maroc, c’est la seule solution rassembleuse qui mettra fin aux spéculations inutiles et permettra au berbère de se développer au niveau académique ?

Le choix du tifinagh au Maroc  laisse la place à beaucoup de spéculations, car toute imposition idéologique laisse la voie à la manipulation des locuteurs et de l’outil de transcription.

-Que disent les spécialistes de tamazight au Maroc ?

Pour eux, l’alphabet latin est le plus viable et fiable dans l’enseignement et autres domaines pour inscrire la transcription de tamazight dans la modernité. Donc, l’officialisation de tamazight au Maroc est une reconnaissance de façade pour le moment, car l’imposition du tifinagh est purement idéologique. Il n’y a pas lieu de choisir entre deux ou trois alphabets aujourd’hui, il est question d’utiliser les caractères latins modernes avec les améliorations techniques que permet la linguistique moderne, mais en même temps l’utilisation du tifinagh dans le cas du symbolique (noms des ministères, écoles, universités, édifices officiels, commerces, etc.), mais aussi l’utilisation de la langue tamazight dans tous les domaines, notamment en politique dont un ministre ou député, voire un président, doit impérativement maîtriser la langue tamazight avec les autres langues pour occuper des postes importants.

-Nous vivons à l’ère du tout numérique et il n’y a jusqu’à maintenant pas d’outils informatiques en langue berbère dignes de ce nom. A quand un vrai clavier amazigh par exemple ?

Ce n’est plus un problème ; un clavier, il suffit d’avoir de l’argent pour que Microsoft et Apple vous fournissent des claviers en tifinagh de tous genres. Or, il est du devoir des «Etats» d’Afrique du Nord de fournir des moyens financiers pour le développement de tamazight (alphabet, langue, etc.) et non de bloquer tout projet novateur pour la renaissance et le développement de tamazight.

Samir Ghezlaoui

EL Watan